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Arutua : la perliculture, un défi au quotidien

Certaines fermes perlières sont des îlots à part entière, posées sur leurs pilotis comme sur des échasses. D’autres se sont greffées à un motu, tel celui-ci, enserré entre hōā, passe, océan et lagon. Nous sommes sur la ferme perlière Parker à Arutua, l’un des 53 atolls habités des Tuamotu, à 375 km au nord-est de Tahiti. Comment cette exploitation a-t-elle géré la crise covid après le départ des greffeurs chinois ? Comment fait-elle face à la pénurie graduelle d’huîtres perlières ? Autant de défis que ces hommes, ces femmes de la mer, apprennent à affronter. Récit à trois voix d’une aventure familiale autour de la perle.

© Texte et photos : Doris Ramseyer


Il existe une centaine de fermes perlières dans le lagon d'Arutua, également connu pour ses parcs à poissons.


Des huîtres en quantité insuffisante

Le soleil vient de s’étirer hors de l’eau. Sa lumière cuivre-jaune badigeonne tout le paysage. On dirait de l’or ! lâche poétiquement l’un des ouvriers en tablier, bottes et gants, cigarette aux lèvres. Les travailleurs préparent les nacres qui seront bientôt greffées. Toutes ces huîtres viennent de Takapoto, explique Manaarii Parker. Avec son frère Tauaea, ils représentent la troisième génération de perliculteurs sur la ferme Parker. L’un a 26 ans, l’autre 31, ils vivent sur le motu familial face au village, où sont regroupées une vingtaine d’habitations, ainsi que la ferme.


Les nacres les plus jeunes supportent mieux le trajet jusqu’ici, par rapport aux plus matures, ainsi que la réadaptation dans leur nouveau lagon. Celui d’Arutua est riche en poissons ; pourquoi les huîtres ne peuvent-elles donc s’y reproduire ? Arutua est un atoll avec beaucoup de hōā, et les naissains partent avec le courant ; il faudrait énormément de stations de captage pour tenter d’en retenir une toute petite partie ! s’exclame Manaarii.


Avant, il y avait un gisement de quelques milliers d’huîtres, mais tout a été raflé. On aurait dû en laisser quelques-unes, note le perliculteur. Il devient difficile d’obtenir des nacres. Cette année, pour les 10 ha de la concession familiale, on a acheté 70 000 nacres, on est en train d’en greffer 50 000, qui donneront 25 000 perles vendables. On aimerait acheter plus, greffer plus, mais il n’y a pas assez d’huîtres. Seuls Takapoto, Ahe, Takume et Katiu collectent et émettent des huîtres, puis ravitaillent toutes les autres îles productrices de perles. Vetea Liao, de la DRM (Direction des ressources maritimes), explique que la fluctuation du collectage naturel est fortement liée aux perturbations environnementales, et à la réduction du stock de nacre sauvage. Quelle solution existe face à la pénurie grandissante d’huîtres ?


Depuis 2023, un greffeur chinois n’intervient qu’à partir du moment où une ferme recouvre 18 ha.


On s’est réuni avec les perliculteurs pour un projet d’écloserie à Arutua, révèle Manaarii. Un dispositif pour produire des naissains d’huîtres en milieu contrôlé, afin qu’ils soient disponibles toute l’année. Il faudrait tous cotiser, car ce système est coûteux : 100 millions de Fcfp pour l’installation, 50 millions de Fcfp pour l’intervention de formateurs scientifiques, car l’entreprise est délicate et minutieuse, et même aléatoire, précise Manaarii.


Actuellement, les perliculteurs ont besoin de bateaux suffisamment motorisés pour se rendre dans les atolls producteurs, avec des dépenses de carburant en corrélation. L’huître des atolls émetteurs coûte environ 30 Fcfp. Fakarava dispose d’une écloserie depuis 2016, l’huître y est vendue à 80 Fcfp. Tauaea Parker en a acheté l’année passée, il a hâte de découvrir le résultat dans quelques mois.

Prédation autour des huîtres

De plus en plus de poissons mangent nos nacres, avant ce n’était pas le cas. Nous ne savons pas pourquoi, note Manaarii. Depuis les années 2000, les perliculteurs utilisent des grillages de pêche pour protéger leurs huîtres des prédateurs.

Dr Cédrik Moana LO de la DRM explique : le phénomène de prédation n’est pas nouveau, il s'est accentué au fur et à mesure que la filière perlicole s’est développée, en offrant aux prédateurs naturels des Pinctada margaritifera un accès facile à ces mollusques (lignes de plusieurs centaines de mètres, suspendues avec des chapelets de nacre de différentes tailles). Les prédateurs (poissons, raies, tortues...) se sont donc adaptés à cette ressource devenue très disponible dans les lagons, ce qui a permis, en fonction des sites, la multiplication de certaines populations de prédateurs naturels (balistes, tétraodons, raies léopard...).


Pour contrer ces attaques, les dispositifs de protection sont en plastique. Auparavant, les perliculteurs utilisaient un grillage métallique, qui s’est révélé moins solide, alors que le plastique peut être réutilisé 5 ou 6 fois, confie Tauaea. Sur le motu familial, les vieux treillis inutiles envahissent la zone côté océan, en attendant d’être brûlés. En effet, le transport de ces déchets vers Tahiti coûte cher. Steve Pommier réutilise les protections en plastique de sa ferme perlière pour sa plantation de vanille. Ces structures sont en partie responsables d’une pollution aux microplastiques, un phénomène étudié par l’Ifremer depuis 2016 avec le projet MICROLAG. Les huîtres filtrent abondamment l’eau et absorbent toujours plus de plastiques. Leur croissance et leur fertilité pourraient s’en retrouver perturbées.


La DRM fixe un quota pour les zones à exploiter. Actuellement sur place, son rôle est de gérer les exploitations abandonnées, pour les remettre à ceux qui souhaitent y travailler, comme Manaarii et sa femme, dont la demande de concession est sur liste d’attente.


30 % du lagon peut être utilisé pour la perliculture, un quota déjà atteint. Je pense que c’est une bonne solution pour éviter d’abîmer le lagon, révèle Manaarii.

Après une nouvelle journée de greffe, départ en bateau pour reposer les huîtres gravides de leur nouveau nucléus. Tapu plonge pour les fixer à une ligne située entre 3 et 6 m de profondeur, afin que les huîtres greffées puissent se nourrir de phytoplancton, issu de la photosynthèse.


Tapu collabore depuis 2 ans à la ferme Parker, il prépare les huîtres avant la greffe.


Apprendre à greffer

Si sur la zone extérieure de préparation des huîtres règne une ambiance décontractée, à l’intérieur tout est studieux, appliqué, minutieux. Trois postures assises, seuls les bras semblent articulés, aux regards fixes, emplis de concentration.


C’est mon cousin qui m’a appris à greffer les huîtres en 2020, commence Tauaea. J’ai vite réagi après le départ des greffeurs chinois. Réticent au début, l’unique greffeur de la famille lègue en un mois ce qu’il a acquis en 15 ans d’expérience auprès d’un greffeur chinois. Un apprentissage confidentiel : Tauaea doit garder ce savoir-faire pour lui, exception faite à sa femme Vaitiare, et à sa belle-sœur Rarahu. Le jeune homme est dépositaire d’une précieuse compétence qui permet à la ferme familiale de poursuivre son activité après la covid. De plus, la nouvelle réglementation de 2023 autorise la présence d’un greffeur chinois sur une concession maritime de 18 ha et plus. Comme les parcelles de la famille Parker ne sont pas réunies en une société, elles ne répondent pas à ces critères.


En une journée, nous greffons chacun environ 300 nacres, révèle Tauaea. Les greffeurs chinois, plus rapides, greffent 500 huîtres quotidiennement. Pour le jeune homme, cette relative « lenteur » est un gage de qualité, car les perles sont plus belles. Il travaille de manière méticuleuse, appliquée, conscient d’œuvrer pour lui-même. Le métier de greffeur est très bien payé. On nous sollicite pour travailler sur d’autres fermes, le salaire mensuel serait de 300 000 à 400 000 Fcfp. Mais nous serions perdants, nous préférons rester sur notre propre exploitation, explique Tauaea.


Je savais déjà tout faire avant, la plongée, percer les huîtres, les nettoyer. Mais la greffe, j’aime vraiment ça ! Quand sonne l’heure de la récolte, Tauaea est impatient de découvrir le fruit de son travail : c’est magnifique ! s’extasie-t-il. Même plaisir au moment de la vente : je suis fier et confiant ! Comme si en pénétrant au cœur de la nacre, une connaissance intime de la Pinctada margaritifera lui offrait un instinct sûr de sa valeur. La covid lui paraît tout compte fait comme une bonne chose. Non seulement le marché n’est plus saturé, mais, avec le départ des greffeurs chinois, il a appris une technique unique, gage d’autonomie et d’une meilleure qualité de perles. Je cherche toujours à valoriser mes perles, avance Tauaea. Le jeune perliculteur était prêt à partir en Chine et à Hong Kong en 2019, mais la covid a bouleversé ses plans, qu’il souhaite réitérer. Ouvert d’esprit, le jeune homme veut bien déléguer la vente à qui s’y intéresse, et pourquoi pas aux femmes de la famille si elles se révèlent douées dans ce domaine. Tauaea fourmille d’idées, de projets, de curiosité naturelle. Jamais je n’arrêterai la perle, mais s’il existe d’autres opportunités, je me lancerai, car j’aime les défis !


Englouti par l’océan, le soleil coule derrière l’horizon, barré d’une ligne de fermes perlières. Une journée de greffe a passé, en attendant l’aube où tout recommence.

1. Dans un peu plus d’une année, les perliculteurs découvriront leurs perles, résultat d’un travail long et ardu. 2. Ces huîtres greffées d’Arutua sont nées dans le lagon de Takapoto. 3. Tauaea observe attentivement la couleur de la nacre, qui sera utilisée pour les greffons.

La greffe, un apprentissage confidentiel, un savoir-faire qu’il faut garder secret

 

Rarahu Parker, greffeuse de nacre

« J’ai 29 ans, c’est mon beau-frère Tauaea qui m’a appris à greffer en octobre 2022. D’abord, la technique pour couper les greffons, puis sur plusieurs jours la greffe elle-même ; c’est ce qui demande le plus de précision. En cas de mauvaise manipulation, il y a le risque de faire mourir l’huître, ou que le nucléus soit expulsé de la poche.


Rarahu a appris à aimer ce travail de patience : la découpe des greffons comme la greffe.


Pour moi, c’est difficile de rester assise toute la journée ! Car je ne suis pas de nature patiente. Au début, je protestais. Puis, j’ai appris à aimer. Parce que c’est une activité qui nourrit ma famille, parce que le résultat est beau, et que j’en suis fière ! C’est impossible de faire quelque chose que l’on n’aime pas. Les yeux se fatiguent vite, parfois même avec des maux de tête. J’ai d’ailleurs un corps étranger logé dans un œil, je dois consulter un médecin, mais Tahiti, c’est loin. Je continue quand même à greffer. Après ces longues journées de concentration, je retrouve mes enfants, et je reprends mon rôle de maman.



J’ai suivi une formation à Tahiti pour obtenir une carte de perliculteur, qui est obligatoire pour produire des perles. On y apprend l’anatomie de l’huître, la réglementation, la greffe, la récolte. C’est une bonne chose ; il existe d’autres formations autour de l’huître perlière que je suivrai peut-être aussi. Le territoire forme 12 personnes par an. C’est peu pour toutes les îles des Tuamotu, mais c’est idéal pour éviter la surproduction de perles. Les trois greffeurs que nous sommes à la ferme Parker ne sont pas tous formés officiellement ; nous devrons le faire en alternance, car l’un de nous doit toujours rester ici.


La manière de greffer a une influence sur la qualité de la perle. Plus on est minutieux et propre, plus les perles seront belles. C’est comme une chirurgie. Il est nécessaire de prendre soin de ses outils, de bien les désinfecter, car les résidus de poussières engendrent des imperfections.


Greffeuse chinoise à la ferme Pommier. Les greffeurs chinois reviennent au compte-gouttes sur les exploitations perlières des Tuamotu. Tauaea est passionné par son métier, et apprécie ce travail minutieux de la greffe.


Les huîtres sélectionnées pour les greffons sont jeunes et en bonne santé. J’utilise une spatule que je glisse dans l’huître pour y refléter la couleur de la nacre. Si la teinte est éblouissante, c’est une huître à sélectionner. Il y a l’aubergine, le vert-bleu, le vert foncé, l’arc-en-ciel, le rose, le rouge…


Il existe aussi des forces dans la couleur. Au début, j’avais du mal à repérer ces différents paramètres. Maintenant, je sais, j’ai appris à être éblouie, et c’est moi qui choisis mes couleurs. Le manteau reste 1 h à 1 h 30 en vie, il ne faut donc pas trop tarder une fois les greffons découpés. Plus ils ont une forme carrée, plus la perle sera bien ronde. Nos lignes d'huîtres pour les greffons sont plongées à 2-3 m sous l’eau. Car seule la lumière offrira de belles couleurs aux nacres. Nous avons actuellement 20 000 de ces huîtres, dont la moitié seulement donnera une belle teinte. Les 10 000 autres seront réutilisées pour les greffes. La perliculture, c’est beaucoup de dépenses et de travail, mais c’est un beau métier ! »



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