La perle ou le destin d'une vie
La Polynésie française, ce bout du monde d’îles au cœur du Grand Océan, permet des rencontres rares, des destins formidables, qui ont été forgés ici, parfois à la grande surprise des protagonistes eux-mêmes.
C’est le cas d’un jeune pâtissier belge né en 1949, René Herman. Le cœur fut-il plus fort que la raison ? Toujours est-il que René se retrouva, en 1986, à la tête de sa ferme perlière, dans un atoll des Tuamotu.
René Herman est un de ces jeunes Européens, nés dans les premières années qui ont suivi l’hideux conflit mondial qui ravagea l’Europe en 1940-45. Comme eux, il fut avide de dé- couvrir le nouveau monde en paix. Sauf qu’à la différence de la très grande majorité d’entre eux, qui revinrent de leur périple, René se laissa guider par l’envie d’ailleurs. Allez le rencontrer dans sa boutique de Haapiti à Moorea. Vous lirez dans son regard bleu horizon cette flamme si particulière, qui raconte sa détermination et son goût de la découverte, qui jamais ne se sont éteints chez lui. René était pâtissier, avant de s’intéresser à l’informatique naissante, les premiers langages, les premières programmations en codes qui nous semblent des hiéroglyphes aujourd’hui.
En 1980, alors en vacances en Polynésie, il est saisi par la beauté des lieux. Il n’a toujours pas d’explication sensée. Mais un coup de foudre s’explique-t-il ?
Il retourne en Belgique pour mettre en ordre ses affaires et revient au fenua quelques mois plus tard. Pour toujours. En 1981, il tra- vaille à l’hôtel du Tahara’a, au-dessus de la baie de Matavai où il loge. C’est au cours d’une soirée au bord de l’océan qu’il rencontrera une belle vahine de Arutua, un lagon posé délicatement sur l’océan, au sud-est de Rangiroa.
Un lagon producteur de perles de Tahiti.
En 1985, la perle de culture de Tahiti a à peine 20 ans. Les premières fermes privées et les premières coopératives, nées à la fin des années 60, bénéficient alors des fruits de l’admirable travail expérimental mené par Jean-Marie Domard, qui a donné naissance, avec le greffeur japonais Churoku Muroi, aux premières perles de culture de Tahiti.
Jean- Claude Brouillet est fasciné par la perle de Tahiti. A l’aide du bijoutier new-yorkais Assaël, va aider à créer son marché et assurer une partie de sa promotion à l’international. Brouillet et son associé Jacques Brannelec sont d’ailleurs installés à Arutua, dans ces premières années, avant de choisir l’atoll de Marutea Sud, près de Mangareva.
Si la perle connaît un succès relatif, un drame va la porter au firmament des gemmes : le syndrome 85. En effet, les deux atolls les plus producteurs de « perles noires », Takapoto et Takaroa, subissent en 1985 une attaque microbienne sans précédent, sans doute née d’une combinaison de pollution humaine et naturelle, peut-être en raison des cyclones de 1983 qui avaient bouleversé les écosystèmes.
Toujours est-il que les bancs d’huîtres perlières, sauvages ou greffées, sont décimés.
Au moment même où les bijoutiers du monde commencent à s’intéresser à la perle de culture de Tahiti, il n’y a plus de perles sur le marché. Les cours s’envolent en une année, pour atteindre 9600 F Pacifique le gramme (l’équivalent de 80 euros : en 1985, c’est une somme !)
C’est dans ce contexte inédit et inespéré que René s’installe sur un motu familial mis à disposition par la famille de sa compagne. Il a alors 37 ans et ne connaît absolument rien à la perle ni à l’huître perlière. Il va, durant une année pleine, s’investir pleinement, apprendre, comprendre.
Avec les habitants de Rautini,
le village principal d’Arutua, il construit ses installations perlières. Le matériel est acheté à Papeete et livré sur l’atoll par le Matariva, le Mahina Nui ou le Cobia, toute une époque ! Les cyclones de 1983 ont tout détruit dans l’atoll, à part l’église. Le Territoire a reconstruit la piste d’aviation, à deux pas du motu : dans les années 1990, les acheteurs viendront directement se poser au pied de la ferme perlière...
Le hangar pour tout le matériel est bâti, ainsi que la maison des travailleurs, le domicile de René, le fare greffe enfin, à l’entrée du hoa navigable, avec une plateforme où sont bientôt suspendus les chapelets de nacres. Tout prend forme, comme il le souhaite.
La vie en décida autrement
En 1987, alors que sa compagne décollait d’Arutua, l’avion s’écrasa en mer à Papeno’o, à quelques minutes à peine de la piste de Faa’a. En un instant, René perdit toute raison de vivre. C’était sans compter sur la force d’âme et de cœur de sa belle-famille qui non seulement le soutint, mais l’exhorta à poursuivre l’activité à peine née.
René va alors se réfugier dans le travail et consacrer sa vie à cette perle qui le fascine.
L’exceptionnel plongeur, champion du monde d’apnée, Jean Tapu, qui a repris les installations de Brannelec et Brouillet, partage avec lui son greffeur japonais pour ses premières greffes : 5000 nacres issues de plonge et mises en élevage.
La première récolte a lieu fin 1988, après 15 mois d’élevage, alors que René retrouve l’amour, en la personne de Linda. 2200 perles furent ainsi récoltées, et vendues à un Allemand à un prix moyen de... 24 000 F pièce. Il faut préciser que le greffeur japonais avait souhaité insérer un nucleus de 9 mm en première greffe à une centaine d’huîtres perlières.
Chaque greffe coûtait alors 400 F, une somme !
Les perles récoltées affichaient ainsi entre 15 et-16 mm ! A l’époque, René ne connaissait pas encore la technique de la surgreffe. Or, sur Arutua, le GIE Poe Rava Nui ouvrait et coupait les huîtres en deux lors de la récolte. René eut l’idée de les remettre à l’eau, avec précaution. Un an plus tard, la récolte de magnifiques keshi avec ces mêmes huîtres, produits naturellement, lui donna raison. La magie opérait.
La concession de 24 hectares est bientôt emplie de 12 lignes, longues de 2000 m. Certaines sont pleines d’huîtres perlières greffées, (imaginez, 10 huîtres sur un chapelet, 30 000 huîtres par ligne environ), tandis que d’autres servent à l’élevage de jeunes huîtres, d’autres aux surgreffes... Le collectage de naissains, afin d’assurer une réserve suffisante d’huîtres pour la greffe, fut assuré dès le début de l’activité.
Pour mener à bien tout ce travail, René est aidé par un ancien plongeur de combat, dans l’eau, son élément, du matin jusqu’au soir, pour installer, entretenir, veiller sur les huîtres.
Les années passent :
greffes, entretiens, récoltes. La paix des jours pa’umotu qui déroule les heures à leur rythme, au son et dans la lumière douce de l’océan contraste avec l’animation de Papeete et des périodes de vente. René préfère d’ailleurs vivre sur son atoll, près de ses huîtres perlières.
Les greffes ont lieu deux fois par an, souvent assurées par les mêmes greffeurs japonais, puis un greffeur local, Tevai, qui monta ensuite sa propre ferme.
Dans les années 1990, trois greffeurs japonais assuraient les saisons. Ils connaissaient l’huître par cœur : l’un préparait les greffons, les autres incisaient et inséraient les nucleus. Les huîtres dont la gonade était trop petite n’étaient pas remises en élevage, mais ouvertes : si la nacre était belle, alors elles servaient de greffon.
Les perles et les couleurs que ces greffeurs obtiennent sont magnifiques.
Cependant, René veille au contexte économique et voit bien que les prix de vente chutent, de façon régulière, non dramatique, mais sans doute inéluctable : il y a trop de fermes, trop de production, trop de perles de mauvaise qualité qui se retrouvent sur le marché. Il décide donc d’ouvrir ses propres boutiques pour vendre ses perles au détail. Ce sera le front de mer de Papeete tout d’abord, en 1996, avec un atelier au-dessus de la boutique. Caleb, le frère de Linda, et son épouse Sabrina travaillent avec René dès l’ouverture.
Steve, un jeune passionné par les bijoux les rejoint. René lui fait suivre toutes les formations pour apprendre à façonner les bijoux, d’abord chez Stéphane, un ami bijoutier, qui le trouva d’ailleurs si talentueux qu’il souhaita le garder... puis en formation de coulée à cire perdue, de sertissage, etc.
Depuis 1997, tous les modèles vendus dans la bijouterie de Papeete sont ainsi réalisés sur place, sur-mesure, sans apprêts que tout le monde peut avoir. C’est cette originalité qui a fait la réputation de Herman Perles.
Stocks, savoir-faire, créations, maîtrise technique : en 1998 tout est réuni pour s’agrandir.
En février 1998, René ouvre sa boutique à Moorea, en face du Club Med, dans le district de Haapiti. En août de la même année, il ouvre Herman Perles à Bora Bora, et quelques mois plus tard crée, en face, à la place d’un restaurant, une galerie d’art.
Ces années sont fastes et joyeuses, la perle de Tahiti plaît, le tourisme est au rendez-vous et, depuis le krach boursier asiatique de 1998, l’économie est repartie de plus belle. René emploie 20 personnes. Rien qu’à la boutique de Moorea, six collaborateurs travaillent à plein temps, sept jours sur sept, dont Michel, qui travaille sur les bijoux encore aujourd’hui.
Les perles sont belles, la production à Arutua est régulière. René et Linda partagent leur temps entre les Tuamotu et les îles.
Mais un matin de septembre 2001, à New York, le monde est entré dans l’horreur. Les touristes américains délaissent la Polynésie qui entre peu à peu dans une récession qui va durer 15 ans. René encaisse le choc et, en bon gestionnaire, ouvre de nou- velles portes. Il revend la boutique et la galerie d’art en 2006.
En 2007, il laisse sa ferme perlière à sa belle-famille, qui lui avait tant donné. Comme il est à la tête d’un stock de très belles perles, il organise ses tournées de ventes en direct sur l’Europe. En effet, René a toujours su faire la différence entre la production et la vente. Les bijouteries lui ont apporté la valeur ajoutée d’un produit transformé, ses ventes directes une réputation internationale.
Son regard sur la perle aujourd’hui reste optimiste, car les perles n’ont jamais été plus belles qu’actuellement. Cependant, la perle de Tahiti n’est pas soutenue, sa qualité n’est pas revendiquée. Les derniers choix politiques ne sont pas allés dans le bon sens. Il faut obliger les producteurs à entretenir les nacres, à respecter leur nettoyage, à les conserver le temps nécessaire à la construction des couches de nacre.
La Polynésie doit faire le choix de la qualité.
Comment faire considérer la perle de culture comme un produit de luxe quand elle est en même temps vendue au marché entre les salades et les pareu ? Les perles du Myanmar, de Philippines ou d’Australie n’ont pas ce problème. C’est sans doute pour cela que la perle n’est pas favorisée dès que le contexte économique international devient instable. René est aussi inquiet de l’appauvrissement des lagons, dont les déséquilibres sont de plus en plus nombreux. Enfin, s’il devait avouer un regret, c’est de ne pas avoir eu la connaissance de l’huître perlière dès le début : tant de tâtonnements, d’années d’expériences aux fortunes diverses, pour acquérir les connaissances nécessaires.
C’est pourquoi il invite tous les jeunes des Tuamotu à apprendre, à se former : le savoir est tellement essentiel.
Aujourd’hui, René aime regarder la vie qui s’est déroulée, sans doute trop vite, toujours trop vite bien sûr. Une vie riche de rencontres, de belles expériences, d’émotions fortes et vraies. De liberté surtout. Ces dernières années, il partage son temps entre sa tournée européenne annuelle, où les bijoutiers qu’il visite sont pour certains devenus de vrais amis, sa boutique de Moorea, et ses visites à Papeete, où il a revendu la boutique du Front de mer à Caleb.
Concernant l’avenir, une seule chose est certaine : pour rien au monde René ne quittera la Polynésie qu’il chérit tant.
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